Par Anouk Dunant Gonzenbach
Du 3 au 5 avril 2019 a eu lieu le Forum des archivistes français à Saint-Etienne sous le thème: Archives et transparence, une ambition citoyenne (riche et passionnant, comme toujours). Dans le cadre de la session « Quels sont les besoins de la société civile en matière d’archives », Pierre Flückiger et moi-même avons exposé le sujet suivant: « Retracer le passé de victimes : la gestion de l’impact émotionnel sur les archivistes ».
Le résumé de ce texte est le suivant:
Jusqu’au début des années 1980 en Suisse, des mesures de coercition à des fins d’assistance et de placements extrafamiliaux ont été prises à l’encontre d’enfants et de jeunes. Ces enfants ont été très souvent maltraités dans les institutions ou familles d’accueil auxquelles ils avaient été confiés. Depuis quelques années, nous avons assisté à une prise de conscience de l’opinion publique, qui a amené le Parlement à adopter en 2017une loi prévoyant que les victimes de ces placements puissent bénéficier d’une contribution de solidarité. Cette loi donne pour mission aux archives publiques de reconstituer les parcours individuels de ces personnes afin de fournir les preuves des placements.
Les archivistes se retrouvent ainsi en contact avec des personnes qui cherchent à combler les trous dans leur passé et effectuent les recherches permettant d’étayer leur demande d’indemnités. Ils sont ainsi confrontés très régulièrement à des situations émotionnelles particulièrement difficiles, qui peuvent, parce qu’elles sont très fréquentes, déclencher des symptômes post-traumatiques.
Le métier d’archiviste ne forme pas à la gestion de ces situations particulières. Ce retour d’expérience montre comment développer des compétences qui aident à préserver la santé à court et moyen terme des archivistes confrontés à ces situations et comment à l’avenir notre profession peut et doit s’y préparer.
Ce texte a été publié dans le n. 255 de la Gazette des Archives.
A. Dunant Gonzenbach, P. Flückiger, « Retracer le passé de victimes : la gestion de l’impact émotionnel sur les archivistes », in Archives et transparence, une ambition citoyenne, La Gazette des Archives, n. 255, (2019-3), pp. 88-98.
Mon propre regard en prose libre:
Enfance volée
« Je m’appelle Lucie Henri je suis née le 3 mai 1951 je vous remercie de me faire parvenir mon dossier. » Message parmi les centaines de messages identiques adressés aux Archives du canton.
Elle cherche à combler les trous de son passé. Elle imagine que son passé est rangé sur une étagère par ordre alphabétique. Elle espère que les blancs qui désordonnent son enfance seront comblés par des feuilles de papier bien organisées. Un accès à l’enfant qu’elle a été, à des souvenirs qui manquent, à ces trous de son passé.
Son passé est celui d’un enfant placé. Il y en a beaucoup, mais chacun est particulier. Un passé souvent en partie effacé, un enfant abandonné, un enfant trimballé de famille d’accueil en foyer, un enfant effroyablement désemparé, un enfant qui ne comprend pas, qui a oublié.
Celle-ci a été déposé par sa mère comme une valise sur un au bout de la rue. Celui-ci a été sacrifié par la mère en faveur du beau-père qui pourtant le battait. Celle-ci a été arrachée à une mère qui ne proposait pas de père. Il y a celui qui avait des parents qui ne savaient pas faire. Celle qui avait trop de frères et sœurs. Celui qui était seul mais de trop. L’enfant veut toujours ses parents, la réciproque n’est pas vraie. Les histoires se ressemblent et sont uniques.
Alors, des draps déchirés tous les soirs dans le dortoir, des cordelettes qui frappent, des accueils qui baissent les bras, des assistantes sociales qui se démènent dans un monde encore fait de machines à écrire et de téléphones à fil, des foyers surchargés, une main-d’œuvre à laquelle on renonce car un saisonnier coûte moins cher, des failles dans le sytème, un système avec des personnes à responsabilités qui les fuient, d’autres qui les prennent, rien n’est jamais noir ni blanc, mais quand c’est noir, comme c’est noir, elle a deux ans et demi et douze placements, le manque ne sera jamais comblé.
Une enfance volée, un avenir jamais réparé, il y a ceux pour qui si, il y a ceux pour qui non, mais pour tous, la voix tremble aujourd’hui en l’évoquant.
Son passé n’est pas dans un dossier numéroté sur un rayon identifié. Son passé, l’Etat a décidé de l’indemniser. Alors il faut le prouver. Une opportunité ainsi de se l’approprier. Mais son passé n’est pas dans un dossier numéroté sur un rayon identifié.
Ce qui reste, il faut le rassembler, une partie sur des étagères ici, une partie dans un foyer qui aurait par chance conservé des documents là-bas, une partie dans des archives scolaires, dans un registre de jugement de divorce, dans un carnet de santé, dans une décision de justice, une minutieuse enquête pour chacun en particulier. Rien n’est caché, une fois trouvé, tout est montré. Mais l’histoire se fait sur ce qui a été conservé. Alors pas pour tous, des traces sont trouvées.
Des traces officielles, des traces administratives, ce qui a été laissé dans les dossiers. C’est une version de l’histoire, un côté de l’affaire, les traces ne sont jamais objectives. Mais traces elles sont.
On lui a volé son enfance, des mots à l’encre sur une feuille ne vont pas la lui rendre. Mais comprendre, boucher des trous, lire le vide, c’est restituer un peu. Elle tremble, elle tourne les pages des dossiers, elle se raccroche à une ligne, elle pleure. Elle a fait la démarche, elle a franchi la porte, elle a pris sur elle, et maintenant elle lit. Ça confirme des éléments, ça valide des sensations, ça détruit des illusions, ça fait tout remonter. Beaucoup savent aussi qu’ils ne pourront le supporter, alors ils n’ont pas demandé.
Elle referme le dossier. Une enfance volée. Elle a soixante ans, c’est toujours resté béant.
Anouk Dunant Gonzenbach, mars 2018