par Anouk Dunant Gonzenbach

J’ai essayé l’autre jour de formuler pourquoi après 12 ans d’expérience la profession d’archiviste me plaît – toujours- autant. Il faut dire qu’après tout ce temps, il y a encore beaucoup d’amis qui ont du mal à comprendre. Pas très glamour, ce qu’on fait ? Je livre ici le résultat de cette petite réflexion, en quatre mots-clés. Alors, pourquoi ?

Tout d’abord par émerveillement. A l’Université, j’ai eu la chance de choisir des séminaires d’histoire qui avaient lieu aux Archives cantonales. Je crois que c’est là que j’ai succombé à l’attrait de ces documents qui ont traversé les siècles. Un séminaire de paléographie plus tard, donné par une enseignante formidable qui nous a permis de lire les écritures des 16e et 17e siècles comme si on lisait le journal, j’ai pu me lancer pour mon mémoire dans les sources de l’Eglise de Genève. Déchiffrer la signature de Jean Calvin à côté de l’inscription d’un baptême – ohmondieu, il a tenu en main ce même registre- est quand même juste magique. Oui, souhait de rester proche de ces documents. De les conserver, de les mettre en valeur et de les faire connaître. De casser une certaine image de vieux papiers pleins de poussière dans une cave sombre : venez, les gens, découvrir les chartes médiévales et le contrat d’apprentissage de Jean-Jacques Rousseau. Tout de suite, le respect.

Par défi ensuite. Il y avait tant à faire, déjà avant l’arrivée du numérique. Je pense que ce n’est pas tellement un secret que les archivistes issus d’une licence en histoire se sont formés sur le terrain et que contrairement à nos amis bibliothécaires nous avons été moyennement sensibilisés à la normalisation qu’il y a beaucoup à faire dans une institution d’archives: des politiques à définir, l’adaptation aux normes archivistiques, dont certaines sont relativement récentes, des projets d’indexation à implémenter, des calendriers de conservation et des plans de classement à mettre en place du côté du records management, les mesures de conservation préventive. Est arrivé ensuite le côté geek de la chose avec les possibilités offertes par le numérique : la diffusion des inventaires, la numérisation des sources et leur accès en ligne. Et depuis 3-4 ans, affronter le défi majeur de l’archivage électronique. Cela nous demande d’acquérir de nouvelles connaissances et de nous intégrer dans le monde des informaticiens, ce que je trouve passionnant et très enrichissant. J’aime les projets et c’est un métier qui en propose carrément plus que les ressources disponibles ne permettent de le faire (bon, on les met, ces inventaires, sur la plateforme Opendata de la Confédération ?).

Par conviction. D’abord, les gros doutes. Ce métier est-il utile ? Bien sûr, être archiviste, cela ne fait de mal à personne et c’est sans doute mieux que de travailler pour un fabricant d’armes ; mais ne serait-il pas plus concret de mettre de l’énergie au service de la Croix-Rouge, d’une ONG, de projets de développement durable ? Et puis, la foi: les archives sont indispensables. Elles sont garantes d’un état de droit et peuvent être appelées à justifier les droits des citoyens et des institutions. Ce n’est pas pour rien que les archives sont une menace pour les régimes totalitaires, ce qui est très bien illustré dans cet extrait de 1984 : «Jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour. On pouvait ainsi prouver, avec documents à l’appui, que les prédications faites par le Parti s’étaient trouvées vérifiées.[…] L’Histoire tout entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. […] la plus grande section du Commissariat aux Archives, bien plus grande que celle où travaillait Winston, était simplement composée de gens dont la tâche état de rechercher et rassembler toutes les copies de livres, de journaux et autres documents qui avaient été remplacées et qui devaient être détruites». La Déclaration universelle des archives, adoptée en 2011 par l’Unesco, souligne le rôle essentiel que jouent les archives dans la transparence administrative, la responsabilité démocratique, la protection des droits des citoyens et la construction de la mémoire individuelle et collective. Sans document d’état civil, je ne suis pas un citoyen. Sans le registre foncier, je n’ai pas de bien. Les archives ne sont pas un gadget pour quelques historiens sont vraiment l’un des piliers d’une démocratie. Dans cette optique, les projets d’archivage numérique sont indispensables. En effet, il faut préparer sans erreur possible la conservation de ces documents lorsqu’ils seront entièrement dématérialisés. On ne va pas tomber dans le pathos, non plus, hein, mais là c’est vraiment sérieux.

Pour la diversité. Elle contient mille facettes, cette profession. Il y a le contact avec les chercheurs, que nous orientons dans les fonds pertinents. Les recherches historiques pour répondre aux diverses questions sur l’origine des noms de rue, la biographie d’un savant pas trop connu, un bâtiment, une famille, certaines fois on se prend vraiment pour des détectives du passé. Du mouvement, puisqu’évidemment les lecteurs, qui se sont donnés le mot, viennent tous au même moment avec les pires questions compliquées le jour où le monte-charge est en panne. Le document inédit sur lequel on tombe par hasard. Les journées du patrimoine, lors desquelles les Archives font le plein (ce qui contredit quand-même le mépris du public pour la poussière). Le petit update qu’on s’accorde sur telle période historique qui nous échappe un peu. La fascination pour un fonds non versé que l’on découvre dans une tour de la Cathédrale. La collaboration avec les restaurateurs (vous êtes vraiment sûrs, là, qu’il faut immerger dans le bassin cette feuille manuscrite du 16e siècle ?). L’organisation de forums qui rassemble la communauté professionnelle de la région. Et les réseaux sociaux, hein, on s’y met ? La refonte du site web. La présentation des nouvelles acquisitions de la bibliothèque. L’exposition à monter (de la rédaction des légendes au nettoyage des vitrines). La curiosité n’est pas près d’être rassasiée, et je crois que cet inventaire ne va jamais s’arrêter…

Et puis, en plus de tout cela, une ouverture sur une thématique peut-être plus de société, celle de l’éducation numérique. En tant que professionnels de l’information, je pense que nous avons un rôle à jouer là-dedans (voir le petit cri du cœur précédent ). Non, ce n’est pas parce que ce n’est pas dans Google que ça n’existe pas. Oui, c’est écrit là sur internet, mais ça ne veut pas forcément dire que c’est juste. Les musées rajeunissent leur public, je crois profondément que nous pouvons aussi inscrire la visite d’une institution d’archives dans le programme scolaire au même titre que la visite d’un musée ou d’un Hôtel-de-Ville. Les enfants sont sensibles aux vieux documents, cela vaut la peine de leur montrer où se trouve une partie du savoir.

Pour toutes ces raisons, et bien plus, j’aime ma profession. Même si je ne pense pas que ce soit une vocation, comme a voulu me l’inculquer la directrice qui m’a engagée à l’époque, m’assurant que j’entrais en religion – il faut dire que les réunions de service étaient alors nommées « chapîtres généraux ».

Et, truffe au chocolat sur le gâteau, les archivistes sont très sympa et en majorité passionnés par ce qu’ils font. Et en plus, toujours partants pour partager une bière après l’effort, j’ai pu constater grâce à Twitter que cette caractéristique est largement confirmée. Partager un Orval sur une terrasse de Louvain-la-Neuve, un grand moment.

Citation: George Orwell, 1984, Folio Gallimard, 2001, pp. 62-63.