Par Anouk Dunant Gonzenbach
Lors des Welcome Days 2023 de l’Université de Genève, j’ai été invitée à parler de mon parcours et de ma profession. J’ai profité de cette occasion pour refaire le point, pour moi-même, presque dix ans après mon premier cri du coeur jeté par écrit.
« L’archive est une brèche dans le tissu des jours, l’aperçu tendu d’un événement inattendu. En elle, tout se focalise sur quelques instants de vie de personnages ordinaires, rarement visités par l’histoire, sauf s’il leur prend un jour de se rassembler en foules et de construire ce qu’on appellera plus tard de l’histoire. L’archive n’écrit pas des pages d’histoire. Elle décrit avec les mots de tous les jours le dérisoire et le tragique sur un même ton », écrit magnifiquement et pour toujours l’historienne Arlette Farge.
Le goût de l’archive, je l’ai reçu à l’Université je crois grâce à mes études en histoire nationale et régionale ainsi qu’au séminaire de paléographie. J’en ai fait ma profession. Archiviste.
Pourquoi je l’aime toujours autant, cette profession, après 21 ans ?
Tout d’abord par émerveillement. A l’Université, j’ai eu la chance de choisir des séminaires d’histoire qui se déroulaient aux Archives d’Etat. C’est là que j’ai succombé à l’attrait de ces documents qui ont traversé les siècles. Un séminaire de paléographie plus tard, donné par une professeure exceptionnelle qui nous a permis d’apprendre à lire les écritures des 16e et 17e siècles comme si on lisait le journal, j’ai pu me lancer dans les registres de juridictions civiles du 17e siècle pour une recherche sur les testaments établis par des femmes enceintes, puis me plonger dans dans les sources de l’Eglise de Genève et de la Réforme. Quel bonheur par la suite de rester proche de ces documents, de leur matérialité et de leur contenu, de les conserver, de les mettre en valeur et également de prévoir les archives de demain.
Par défi ensuite. Il y a tant à faire puisque tant a été et continue à être produit, à conserver pour toujours. Comme le formule si bien l’ethnologue Anne Both1, les archivistes sont confrontés à une masse de documents qui augmente de façon exponentielle et à leur conservation qui est vouée à la perpétuité. En gros, nous sommes face à l’infini et à l’éternité. Et voilà ce défi multiplié par le né-numérique : un parchemin se conserve mille ans sans prendre un pli, une donnée née-numérique a une durée de vie d’une vingtaine d’années. A nous de trouver les parades, les solutions, nous voilà également geeks.
Par conviction, aussi. Au début, parfois, les doutes. Ce métier est-il utile ? Bien sûr, être archiviste, cela ne fait de mal à personne et c’est sans doute mieux que de travailler pour un fabricant d’armes ; mais ne serait-il pas plus concret de mettre de l’énergie au service de la Croix-Rouge, d’une ONG, de projets de développement durable ? Et puis, la découverte de la foi: les archives sont indispensables. Elles sont garantes d’un état de droit et sont appelées à justifier les droits des citoyennes et citoyens et des institutions. Ce n’est pas pour rien que les archives sont une menace pour les régimes totalitaires, ce qui est très bien illustré dans cet extrait de 1984 d’Orwell : « Jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour. On pouvait ainsi prouver, avec documents à l’appui, que les prédications faites par le Parti s’étaient trouvées vérifiées. […] L’Histoire tout entière était un palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. […] la plus grande section du Commissariat aux Archives, bien plus grande que celle où travaillait Winston, était simplement composée de gens dont la tâche état de rechercher et rassembler toutes les copies de livres, de journaux et autres documents qui avaient été remplacées et qui devaient être détruites ». La Déclaration universelle des archives, adoptée en 2011 par l’Unesco, souligne le rôle essentiel que jouent les archives dans la transparence administrative, la responsabilité démocratique, la protection des droits et la construction de la mémoire individuelle et collective. Sans document d’état civil, je ne suis personne. Sans le registre foncier, je n’ai pas de bien. Les archivessont vraiment l’un des piliers d’une démocratie.
Et pour la diversité. Notre profession contient mille facettes. Le contact avec les chercheuses et les chercheurs, les historiennes et historiens, les journalistes, les étudiantes et étudiants, et chaque personne- peu importe sa profession- qui a une question, que nous orientons dans les fonds pertinents. Beaucoup de contacts humains, donc. Les recherches pour répondre aux diverses questions sur l’origine des noms de rue, la biographie d’une personne pas trop connue, un bâtiment, une famille, un syndicat, une association, nous sommes des détectives du passé. Il y a également le document inédit sur lequel on tombe par hasard. Les journées du patrimoine lors desquelles les Archives font le plein. Le petit update que l’on s’accorde sur telle période historique qui nous échappe un peu. La fascination pour un fonds que l’on découvre dans un clocher. L’organisation de forums qui rassemble la communauté professionnelle de la région. La refonte du site web. La présentation des nouvelles acquisitions de la bibliothèque. L’exposition à monter, de la rédaction des légendes au nettoyage des vitrines. Les danseuses en résidence dans les magasins d’archives. La curiosité n’est pas près d’être rassasiée, et je crois que cet inventaire ne va jamais s’arrêter…
C’est comme la vie, c’est la vie. Etre ancrée, toujours, être ancrée dans le présent de hier et de demain.