par Anouk Dunant Gonzenbach
Voici le compte-rendu de la séance du Forum des archivistes genevois du 20 janvier 2014, rédigé pour la rubrique Comptes rendus de Infoclio.ch.
Elisabeth BAUMGARTNER, avocate spécialisée en droit pénal international et cheffe du projet “Dealing with the past” à la Fondation suisse pour la Paix Swisspeace, a présenté le projet “Dealing with the past”, la notion de traitement du passé, ainsi que le rôle des archives dans de tels processus lors de la séance du Forum des archivistes genevois du 20 janvier 2014. Ce projet est mené en collaboration avec le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) et les Archives fédérales suisses (AFS).
Le rôle de “Dealing with the past”
On retrouve dans tous les conflits le problème de l’accès aux archives. Le projet “Dealing with the past” a pour but de soutenir méthodologiquement les organisations actives dans les droits humains qui doivent traiter des archives. “Dealing with the past” apporte un soutien technique aux ONG pour améliorer la qualité de l’archivage effectué et pour la numérisation des documents. Cette fondation aide également les ONG à utiliser les documents dans une perspective de travail de traitement du passé quand il n’y a pas de commission de vérité ou de tribunal mis en place. Elle permet aussi de mettre en relation les ONG et les expertises qui existent, par exemple entre l’Argentine et l’Afrique du Sud. Elle offre son expérience pour aider les ONG à faire des demandes de financement.
Le traitement du passé
Elisabeth Baumgartner introduit ensuite à l’assemblée à la thématique du traitement du passé. Pour reprendre les termes du DFAE, les conflits violents, dictatures et régimes répressifs laissent des traces profondes, dues aux violations massives des droits humains, crimes contre l’humanité, massacres et parfois les génocides qui sont perpétrés. Le traitement du passé, la lutte contre l’impunité, la restauration de l’état de droit et la réhabilitation des victimes sont alors au cœur du processus visant la réhabilitation de ces sociétés et la promotion d’une paix durable. Traiter l’héritage des grosses violations des droits de l’homme est l’un des grands défis que rencontrent les sociétés au terme d’un conflit violent. Les recherches suggèrent qu’il y a un lien entre la capacité de traiter cet héritage et le potentiel à créer une paix durable.
Par traitement du passé, on entend ainsi les divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation. Parmi ces processus figurent les mécanismes tant judiciaires que non judiciaires, avec le cas échéant une intervention plus ou moins importante de la communauté internationale, des mesures pénales contre des individus, des indemnisations, des enquêtes visant à établir la vérité, une réforme des institutions, des mesures d’épuration ou une combinaison de ces mesures.
Selon le DFAE, le concept de traitement du passé trouve son origine dans “les principes contre l’impunité” développés par Louis Joinet, rapporteur spécial à l’ONU, approuvés en 1997 par la commission des droits de l’homme des Nations Unies qui reconnaissent les droits des victimes et les devoirs des Etats dans la lutte contre l’impunité, lorsque des violations massives des droits humains et du droit humanitaire international ont eu lieu.
Swisspeace et le DFAE ont établi un cadre conceptuel pour synthétiser et visualiser le traitement du passé dans une approche holistique à partir des principes de Louis Joinet. Les principes contre l’impunité prévoient la réalisation d’initiatives combinées assurant la réalisation de ces droits et devoirs dans les quatre domaines suivants: le droit de savoir, le droit aux réparations, la garantie de non répétition et le droit à la justice. Les archives jouent un rôle important dans ces quatre domaines.
Elisabeth Baumgartner nous détaille ensuite ces différents droits:
Le droit de savoir
Il s’agit du droit des victimes et de la société de savoir ce qui s’est passé, d’éviter les manipulations et la récurrence des violations. Les Etat ont l’obligation de préserver leurs archives, ce devoir de mémoire est essentiel. Le droit de savoir est également important pour éviter des manipulations et la répétition des violations. Des commissions de vérité et des commissions d’investigation sont mises en place. L’ONU envoie des commissions d’investigation dans des conflits en cours pour établir des faits le plus vite possible, avant que des témoins ne disparaissent. Mais ces commissions n’ont souvent pas d’accès aux archives, voire même pas d’accès au pays: par exemple en Syrie, la commission travaille à distance, en interrogeant les réfugiés. Les ONG effectuent une collecte d’informations sur la violation des droits de l’homme. Au terme des travaux d’une commission d’investigation, une commission de vérité est mise en place. Les commissions de vérité sont dans la plupart des cas des commissions nationales et ont comme objectif d’amener la société à une réconciliation. Il s’agit d’un objectif ambitieux mais aidant dans le processus de transition vers la démocratie.
Droit à la réparation
Les programmes de réparation se basent sur les rapports des commissions de vérité. La réparation non matérielle a un fort enjeu symbolique ; le rôle des archives est essentiel lors de telles procédures. En effet, les victimes ne reçoivent souvent pas de réparation. Il est alors important dans le processus de traitement du passé qu’un lieu de mémoire témoigne des événements. Par exemple au Pérou, des photos de victimes ont été utilisées pour monter une exposition sur les violations commises pendant le conflit armé. En Croatie, aux Philippines ou en Irlande du Nord, des ONG créent des archives orales, complémentaires aux archives existantes pour donner une voix aux victimes. La Coalition internationale des sites de conscience est un réseau mondial de sites historiques spécifiquement destinés à commémorer les luttes passées pour la justice et à réfléchir à leur héritage contemporain. En rendant visible à travers les sources les violations des droits de l’homme qui se sont produites, cette organisation participe au processus de réparation pour les victimes. Au Chili, le Musée de la mémoire dispose d’un centre d’archives et de documentation qui conserve les archives de la commission de vérité ainsi que des archives privées.
Garantie de non répétition
Les institutions doivent subir des réformes pour éviter que les violations ne recommencent. L’accès aux archives du régime précédent est très important pour la garantie de non répétition. Les agents de sécurité impliqués dans des actes illégaux sont remplacés. Le passé des nouveaux agents est soigneusement examiné et pour ce faire on a recours aux archives. Dans la loi relative aux documents de la Stasi par exemple, il est stipulé que les organes démocratiques peuvent consulter les archives pour vérifier si quelqu’un y est incriminé. Beaucoup d’états ex-communistes utilisent les archives pour cette procédure de filtrage institutionnel (vetting).
Droit à la justice
Le droit à la justice englobe les actions civiles et autre mécanismes de règlement de dispute, les tribunaux nationaux, hybrides, spéciaux et internationaux. Les archives sont évidemment essentielles pour les tribunaux nationaux et internationaux qui jouent un rôle dans la justice transitionnelle et qui identifient ceux qui violé les droits de l’homme.
Selon Elisabeth Baumgartner, les travaux des tribunaux nationaux sont les plus intéressants dans les processus de droit à la justice. Par exemple en Argentine, le processus n’a pas été mis en place sous une pression internationale mais a été poussé dans le pays-même. Depuis la fin de l’amnistie, environ deux cent procédures ont été menées dont celle contre les responsables de l’Opération Condor. Il s’agit là d’un procès contre les plus hauts militaires du régime, basé sur les documents réunis par la commission de vérité, la société civile et les ONG. Ainsi, une documentation fournie a pu être réunie (voir le site Memoria Abierta).
La question des archives
Les archives sont l’objet de plusieurs problématiques. Tout d’abord, la destruction sauvage des documents: dans tous les contextes de transition, lorsque le régime en place comprend qu’il va disparaitre il commence alors à détruire les archives. Les commissions de vérité sont toujours confrontées à ces destructions.
Ensuite, le sort des archives créées par les commissions de vérité et les tribunaux nationaux n’est pas réglé. Ces archives contiennent des informations très importantes pour les victimes, mais lorsque les travaux d’une commission ou d’un tribunal cessent, ces archives sont stockées quelque part et oubliées. Au Sierra Leone et au Liberia par exemple, ces documents très importants ne bénéficient plus de l’expertise d’archiviste et des ressources financières nécessaires pour les conserver. Lorsque l’ONU se retire, c’est le rôle de l’Etat de s’occuper des archives, mais ce n’est évidemment pas une priorité. Parfois ces archives sont versées aux archives nationales, mais ce n’est pas forcément la meilleure solution car les victimes, qui en ont besoin pour obtenir des réparations, y ont difficilement accès car les procédures d’accès aux documents sont trop compliquées.
Des pays tiers, souvent grâce aux universités, offrent leur aide pour rendre accessible des documents. Ainsi une université américaine met en ligne des documents provenant du Paraguay. The National Security Archive (Université Georges Washington) analyse des documents produits par les services secrets américains, documents dont les pays sud-américains ne disposent pas, et les met en ligne. La coopération entre ces divers organismes est très importante et permet d’accéder à davantage de sources.
Certains fonds d’archives constitués par des commissions de vérité sont conservés à l’ONU à New-York, mais il ne semble pas que ce soit une bonne solution. En effet, ces archives deviennent très difficiles d’accès pour les victimes.
Il y a enfin la question des archives des tribunaux internationaux: que deviennent ces archives, qui contiennent les archives sources ainsi que les milliers de documents créés par les travaux de la justice? Qui va avoir le droit d’y accéder ? Les archives des tribunaux internationaux sont généralement transférées à La Haye. Comment connecter les pays avec ces documents, et comment financer leur sauvegarde? L’ONU devrait-il avoir une stratégie à long terme pour ces archives?
Autant de questions soulevées par Elisabeth Baumgartner, qui sont à ce jour sans réponse, et qui ont suscité une discussion nourrie à la fin de sa présentation.